Les ventres de nos mères. Par Lionel Degouy.
Qu’ont-ils donc fait de 68 ? De tout cet avenir. De toute cette espérance qui me vit naître. Qu’ont-ils donc à cracher sur leur jeunesse ? Qu’a-t-il pu se passer durant ces cinquante-deux dernières années ? Certainement pas la liberté des peuples. Pas même du nôtre. Tant il est vrai que ce n’est pas la liberté qui tue les peuples et les nations ; mais l’oppression. J’en pleure souvent de voir jaillir toute cette haine, tout ce rejet de l’autre, de l’étranger – toujours lui – du différent. On connaissait la chanson, mais elle devient rengaine mortelle ou assassine. Disons les choses en vérité : il n’y a plus d’espoir hormis l’amour. Le simple amour comme l’amour fou. Les amours folles. De ces amours qui nous sauveront – elles seules – du désarroi si grandissant qu’il en devient dangereux. C’est là que nous en sommes.
Mes parents n’étudiaient pas, en 68. Ils œuvraient à l’élaboration d’un monde déjà vivant : le monde des œuvriers. Ma mère passait la serpillière dans les couloirs bourgeois d’une loge du 17ᵉ arrondissement de Paris, tandis que mon père devenait, par le jeu des générations victorieuses du nazisme – il fallait bien reconstruire la France ! – le cadre bien installé qu’il allait rester. C’était le monde des prolétaires qui deviendraient les possédants systémiques de l’an deux mille. Jamais dans l’histoire une telle progression sociale ne fût constatée. C’était le doux temps des possibles.
Mais la révolution s’éloignait à proportion des nécessaires avancées sociétales. Du moins ces avancées n’engageaient pas le corps social vers la révolte ou bien encore vers les champs magnétiques de la liberté réelle, celle qui rend heureux ou fou d’amour. Tout simplement heureux ou fou d’amour.
Nous sommes passés à gauche, à droite, à gauche, à droite… Dans un pas cadencé au rythme des envies de l’on ne sait trop qui, de l’on ne sait trop quoi. Mais nous n’avons rien aimé ; rien pris, rien saisi. Rien du bonheur possible, de l’éternelle jeunesse et des promesses du temps. De cette jeunesse qui par définition sait l’essentiel.
Elle a tout encore, contre elle, tout contre elle, le souvenir des ventres de nos mères.
Les ventres de nos mères.
Notre seul espoir sans doute.