Douze brèves méditations sur la mort. Par Olivier Abel. Dans « Religions et fin de vie », sous la direction de Laëtitia Atlani-Duault, Paris Fayard 2023, p.111-126.
Douze brèves méditations sur la mort
Puis-je auparavant raconter deux images de la mort qui me viennent de l’enfance ? Du côté d’une arrière-grand-mère maternelle, au pied des Pyrénées, le cimetière est celui d’une vieille famille huguenote[1], passée à la Réforme bien avant la fin du XVIème siècle, restée protestante pendant la période des persécutions et de la Révocation de l’Edit de Nantes. Depuis l’Edit de tolérance, le cimetière de famille, bien enclos dans ses hauts murs et derrière son lourd portail, comprend tous les ancêtres, sous leurs tombes de calcaire tiède, avec leurs titres de noblesse et leurs versets bibliques qui s’effacent doucement, sous les vieux cyprès. Enfants, nous allions nous coucher dessus en regardant le ciel. Du côté d’une arrière-grand-mère paternelle, dans les monts du plateau ardéchois, le « cimetière » est celui d’une famille d’institutrices et de paysans lettrés, ayant pris un nom biblique sous la Révocation — les enfants de couples non bénis par un prêtre étaient considérés comme bâtards. Toute mon enfance, nous longions ces tombes au bord d’un pré, sous les noisetiers, à l’endroit où le vieux chemin herbu passait une bosse. On savait qui c’était, mais il n’y avait ni enclos, ni croix, ni fleurs, ni tombes, aucun nom, juste quelques petites bosses sous l’herbe finement broutée. C’étaient sans doute eux les vrais calvinistes. Je vais tenter d’expliquer pourquoi, et pousser dans le même temps un bout d’enquête sur ce qu’est la mort (et donc la vie) en régime huguenot.
Comment interpréter la mort, quand il y en a trop ? On a beaucoup dit que nos sociétés cachent la mort, la mettent dans des lieux à part de la vie ordinaire. Il est possible en effet que nous ayons un problème collectif avec l’interprétation de la mort : qu’en faisons-nous ? Ce qui est difficile – et presque impossible –, c’est d’interpréter le fait absurde et merveilleux d’être nés, en innovant, en créant, en faisant naître à notre tour, comme le propose la philosophe Hannah Arendt, mais tout cela sans répliquer au fait de devoir mourir en détruisant, en démolissant, en dépréciant tout dans un « après moi le déluge » généralisé ! Nous sommes des sociétés où il y a eu beaucoup de naissances et, quelle que soit notre longévité, nous aurons à terme forcément beaucoup de morts. Ce basculement, qui tôt ou tard sera planétaire, pose un problème inédit qui n’est pas seulement celui du vieillissement : comment allons-nous faire pour mourir si nombreux ? On peut redouter un temps où les humains mourront massivement, sans pouvoir bénéficier de beaucoup de présence ni de soin. On l’a senti dans les semaines les plus dramatiques de la récente épidémie. La forme la plus rapide serait celle de la famine, ou celle de la guerre, elle n’est plus impossible, elle est déjà bien souvent présente. Mais une autre forme, plus sournoise et non moins puissante, est la dépréciation de la vie et du monde, sur un ton cynique ou apocalyptique : le monde est irrémédiablement gâché et le mieux serait de ne pas être nés. Il ne s’agit plus de sauver le monde mais de le quitter, par tous les moyens. C’est cela même qui prépare la guerre, cette terrible migration collective dans l’au-delà.
Le besoin de soin mutuel dans une société vieillissante. Nous sommes portés par l’élan de siècles d’émancipation, largement initiés par la Réforme, visant à ce que chacune et chacun, libérés des liens serviles, puisse accéder à l’autonomie, à l’auto-législation, à une radicale indépendance. Nul cependant ne peut prendre soin de soi tout seul d’un bout à l’autre de la vie. Notre société est ainsi en porte-à-faux, car là où nous cherchions l’autonomie nous découvrons manquer des soins d’autrui, et là où nous cherchions l’indépendance nous découvrons nos interdépendances. Cette question est en quelque sorte aggravée par le vieillissement de la population qui augmente la proportion de solitaires, et cette solitude généralisée qui est devenue notre lot. Était-ce bien le vœu de l’éthique protestante ? En outre, nous sommes dans une société de ségrégation des générations, à l’inverse des sociétés traditionnelles, où les générations se chevauchaient et se faisaient plus ou moins place. La forme humaine des cultures se nouait dans ce remplacement un par un, certes, mais qui s’effectuait dans un milieu de transmission. Que devient une société dont la culture n’est plus qu’addition de petits choix individuels dans un monde où tout devient comparable ? Que devient la culture d’une société où une génération serait remplacée en bloc, en masse (selon la belle hypothèse de sociologie-fiction de Karl Mannheim) ? Que devient la culture d’une société où ni l’ancien n’a de quoi résister au total remaniement par le nouveau, ni le nouveau de quoi résister au poids étouffant de l’ancien ? Tels sont les nouveaux défis.
L’angoisse de décider et le désir de normes. L’augmentation de nos capacités techniques n’a cessé d’élargir la sphère de ce que nous pouvons choisir. D’où le poids angoissant de responsabilités inédites : les enfants n’arrivent plus, nous les faisons arriver et la mort de même n’arrive plus, de plus en plus nous décidons du moment où nous cessons les soins. Mais là justement est le tragique : le mourant est entre nos mains et dépend de ce que nous faisons de lui. C’est pourquoi nous aimerions des normes, des solutions juridiques, pour nous protéger de cette angoisse. Notre société a trop souvent tendance à demander à la loi de répondre aux questions complexes qu’elle se pose, et de trancher d’avance les débats. Or le clivage de l’opinion sur ces questions est d’autant plus profond qu’elle refuse d’intérioriser le tragique. Pourtant ce tragique, aucune loi ne le fera taire. Elle peut simplement l’apaiser en l’installant dans le dissensus ordinaire. Il n’y a de la mort aucune maîtrise possible, ni dans l’acharnement thérapeutique, ni dans le palliatif et la sédation, ni dans l’euthanasie, comme si nous étions capables de comparer toutes les options et d’opter pour l’une d’elles. L’horizon commun du suicide assisté et des soins palliatifs, leur véritable ethos, qui leur donne leur sens et leurs limites, c’est de toute façon d’aider à mourir le moins mal possible.
Une mort sobre et modeste. La question demeure : que faisons-nous de la mort ? Comment la représentons-nous, dans un monde où nous sommes si nombreux, et si nombreux à vieillir ? Nous devons en tous cas prendre garde à ne pas édicter des normes de fin de vie, et même des normes de sépulture, qui soient au-dessus de nos moyens individuels et collectifs. Il nous faudrait inventer une manière d’interpréter la mort qui soit sobre et modeste. Je pense à cette remarque d’un enfant de dix ans longtemps anxieux de la mort et s’exclamant un jour : « ça y est, je sais à quoi ça sert la mort ! ça sert à faire de la place. » Certes, rien ne nous prépare à cette attitude où nous nous effacerions à notre tour tranquillement pour laisser la place à d’autres. Tout dans notre société nous pousse à augmenter, à grandir encore, et rien ne nous autorise à diminuer, à nous faire petit. Il n’est pas jusqu’au coût somptuaire des obsèques et des rituels de sépulture qu’il nous faudrait réviser ! Nous avons une conception de la mort luxueuse et somptuaire, qui garde quelque chose du culte des morts. Même les lois de la France laïque encadrent les lieux de sépulture de manière sacralisatrice, et le coût de la mort est souvent au-dessus des moyens des survivants. Et quelle loi pourrait nous empêcher de disperser nos cendres où nous voulons ! Surtout : comment penser une mort plus sobre, dans le monde qui vient ?
Calvin, l’emphase des reliques, et la simplicité du mourir. Lorsque Calvin mourant, en 1564, demandait à être enterré à la fosse commune, de façon anonyme, enroulé nu dans un linceul à même la terre et sans solennité, il était certes cohérent avec la Réforme – qui avait rompu avec tout culte des morts – et avec son Traité des reliques, où il avait moqué avec une jubilation narquoise la superstition des reliques des saints. Il voulait rendre impossible tout pèlerinage sur sa tombe — il n’est pas très étonnant que l’athée Lénine soit l’objet d’un tel pèlerinage. Calvin voulait libérer les fidèles de toute superstition, de toute crainte comme de toute adoration des morts, qui ne sont plus là. Il voulait les libérer de l’obligation onéreuse d’en passer par une Institution (église ou autre) qui serait là pour faire payer aux vivants les rites funéraires de passage des morts. Il voulait que la mort puisse être l’occasion de sentir enfin l’égalité de tous devant Dieu, l’humilité de s’en remettre à lui et de laisser la place à d’autres en ce monde, la simplicité d’une confiance sans reste. Mais peut-être est-ce cela même qu’au fond l’on n’a jamais pardonné à Calvin, d’avoir ébranlé le régime anthropologique qui veut que les humains depuis la nuit des temps pratiquent des rites funéraires de sépulture, et désirent garder un lien avec leurs morts.
On ne peut juger le suicide. Allons plus loin : dans la tradition protestante qui est la mienne, le suicide n’est pas une question taboue, elle échappe à tout jugement moral. Vouloir punir celui qui s’est suicidé est tellement dérisoire… C’est bien triste pour ce que cela dit de notre monde, mais il peut arriver qu’une personne n’ait d’autre issue que de vouloir quitter cette vie et ce monde, ou plutôt le bout de vie ou de monde dans lequel il est coincé. Le grand théologien protestant Karl Barth écrivait du suicidant qu’il est comme un souverain qui ne sait plus que faire de sa souveraineté, que la loi ne peut rien sur un désespéré, et que la vie ne se commande pas. Et presque à la même époque Dietrich Bonhoeffer, dans son Ethique, écrivait : « Les motifs derniers, qui sont décisifs, restent presque toujours cachés, car le suicide est un acte solitaire […] Le regard humain ne parvient presque jamais à apercevoir la limite entre la liberté du sacrifice et l’abus de cette liberté dans le suicide »[2]. Il faisait allusion au propos de l’apôtre Paul : « nul ne connaît ce qui se passe en l’homme si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui » (1 Cor. 2 11). On chercherait d’ailleurs en vain dans la Bible une condamnation du suicide. Saül et Samson se suicident pour échapper à un destin ignominieux. Et voyez le suicide de Judas : il est raconté comme un horrible malheur et non décrit comme une faute, ni comme une punition. D’ailleurs je ne vois pas de raison, si l’on dit que Socrate, qui pouvait se dérober à la mort et l’a néanmoins acceptée, s’est suicidé (il a bu délibérément la coupe de cigüe), pour que l’on n’en dise pas autant de Jésus montant à Jérusalem, et se laissant livrer !
La tristesse du mourir. Tout cela ne veut pas dire que la mort n’est rien. Dans son Dictionnaire, en 1698, à l’article « Lucrèce », Bayle protestait contre l’argument d’Épicure : « À quoi sert de dire contre cette crainte : vous ne sentirez rien après votre mort ? Ne vous répondra-t-on pas aussitôt : c’est bien assez que je sois privé de la vie que j’aime tant ! ». Ce propos est d’autant plus touchant que Pierre Bayle n’a pas eu une vie particulièrement rose. Et dans le roman Gilead, Marilynne Robinson fait dire à son narrateur, un vieux pasteur en train de mourir : « Oh, le monde va me manquer ! » La dépréciation de la vie et du monde est la plus abjecte des préparations à la mort. On ne peut consentir à mourir qu’en acceptant pleinement d’être né, et en avouant avoir vécu, selon le titre magnifique du livre de Pablo Neruda. Pour accepter de mourir, il faudrait pleinement accepter d’être, comme tous les vivants et parmi eux, et jusqu’au bout, un être qui désire être, et persévérer dans l’être. Mourir en approuvant tout ce qui naît et qui désire être, telle est la sagesse et la vraie consolation.
Entre la persévérance du désir d’exister et le report de ce souci sur les autres. Il faudrait pouvoir suivre la dialectique la plus fine entre le désir de vivre et le consentement à mourir, qui ne cessent d’échanger leurs positions. Ne croyons pas trop vite qu’un être vivant puisse lâcher prise et renoncer à vivre : lorsqu’on se sent poussé dehors, on s’accroche ! Et il est bon d’encourager tout ce qui favorise la persévérance du désir de se raconter, de se rassembler. Il faut parfois se dire : « Allons ! un peu de courage au désir », comme avait dit une petite fille à sa grand-mère. À l’inverse, il est inutile de surenchérir sur le vouloir-vivre : quelqu’un qui est pris dans l’épuisement et la lassitude de n’en plus pouvoir ne peut être gardé en vie malgré lui, de force, dans une vie absurde et trop souffrante. Car la vie est heureuse tant qu’on peut être un peu insouciant de soi-même ! Et cet insouci peut survenir lorsqu’on reporte sur les autres le souci de soi, comme le demandait Ricœur dans Vivant jusqu’à la mort. Entre le désir de s’effacer, et les soulèvements du désir de vivre, c’est bien cette oscillation subtile qui fait la vie, ses moindres mouvements, jusqu’aux pressions de la main, jusqu’aux yeux qui s’ouvrent et se ferment. Dans ce temps si inégal, car la mort aussi est injuste, plus ou moins longue et dégradante, chacun à la fois se rassemble et se dépouille, avec et parmi d’autres, et cherche le chemin à chaque fois unique du consentement à mourir, qui est aussi simplement le consentement à être né.
Non la religion de la vie, mais le sens de la résurrection. Les Grecs cherchaient l’immortalité, par la gloire des actes et des paroles immortels, ou bien plus modestement, comme Platon le fait raconter à Socrate dans Le Banquet, sous les espèces de la génération. Mais chez eux, le monde des ombres n’était qu’une pâle copie de ce monde-ci – d’où l’insupportable ennui qui se dégage d’une telle immortalité – et même les successeurs n’étaient qu’une copie affaiblie de leurs prédécesseurs. Alors qu’on dirait que l’idée chrétienne de la résurrection inverse le sens du temps, et que c’est ce monde-ci, si charnel et tant aimé de Dieu, qui n’est encore qu’une ébauche inaccomplie de ce que sera le Royaume de Dieu. Globalement, la logique d’une sorte de surabondance fait qu’il y a plus et mieux après qu’avant, c’est le sens de la Rédemption. Même Kant fait de la suite des générations, et du perfectionnement de l’humanité, le postulat de la moralité. Le cosmos entier change de sens : il n’y a plus l’énigme et l’anomalie de la mort et de l’entropie au sein d’un monde tout entier vivant, mais à l’inverse l’énigme de la vie et de ses formations progressives au beau milieu d’un monde mort. Est-ce à dire que nous aurions la religion de la vie, avec sa croissance et sa complexification infinies ? Avec Arendt je me méfie du triomphe de la vie comme travail et continuum. La résurrection n’est pas l’immortalité, en ce sens-là d’une vie une en tous et qui ne se termine jamais. Elle regarde en face la terrible discontinuité de la mort, qui laisse les singularités individuelles au bord de la route : elle est elle-même une rupture, une reprise après coup.
L’approbation comme répétition acceptée. Qu’est-ce que la reprise, chère à Kierkegaard et méditée par Deleuze ? Est-ce la même chose que l’éternel retour cher à Nietzsche et médité par Kundera ? Et pourquoi pas la réincarnation ? Un enfant, placé devant ce choix fictionnel d’une possible réincarnation, m’avait répondu : « Je dirais : c’est très bien comme cela, moi j’arrête ! » Au fond, rien n’a vraiment de prix et de goût que l’éphémère, le fugace, ce qui n’arrive qu’une fois. Mais cette pensée ne vient-elle pas toujours après coup ? Et la première fois n’est-elle pas toujours la seconde, quand on en prend vraiment conscience ? Sinon n’est-ce une ombre, une buée aussitôt évaporée ? Comme l’écrit Kundera, on n’a qu’une vie et on ne peut ni la comparer aux autres vies possibles, ni la rectifier dans une vie ultérieure. Tout est vécu pour la première fois. C’est pourquoi, pour vivre les hasards de rencontre qui font notre vie, nous devons résolument les affirmer, les confirmer par notre approbation. « Oui, c’est bon. » Comme si nous acceptions de les répéter, infiniment. Mais la reprise n’est pas seulement une anamnèse, un ressouvenir approbateur de toute la vie : « Ce dont on a ressouvenir a été : c’est une reprise en arrière ; alors que la reprise proprement dite est un ressouvenir en avant […] l’amour selon la reprise est le seul heureux. […] Supposons que Dieu lui-même n’ait pas voulu la reprise : le monde n’aurait jamais existé »[3]. La reprise n’est pas la première fois, l’innocence des naissances, des hasards heureux ou malheureux, c’est la seconde naissance, qui vient confirmer la première par l’acte et la parole et reprendre et réaffirmer ce qui aurait pu ne pas être et que nous approuvons. Oui : « Être ici est une splendeur. » Et chaque existence « eut son heure, peut-être moins, quelque chose entre deux instants à peine mesurables à l’échelle du temps – où elle exista. Pleinement. Les veines pleines d’existence »[4].
La gravité de la mort mais le monde après nous. Mais le baptême n’est pas un vaccin contre la mort ! Celle-ci n’est pas un voyage, un exil, une migration ou un exode ! Si toute naissance est vraiment un Apparaître, toute mort est vraiment un Disparaître, sans réapparition possible. Et pour nous, Modernes, qui croyons à la continuité matérielle du monde visible et à la discontinuité radicale des âmes réduites à des subjectivités évanouissantes, il n’y a qu’un seul monde réel et nous ne saurions continuer d’exister sous une autre forme : la mort est pour nous d’une certaine manière la fin du monde, le sceau de l’irréversible. Le seul bonheur qui nous reste est précisément de penser que le monde continue après nous, comme un théâtre d’apparition plus durable que nos brèves existences. Gilgamesh, poussé par le désir d’une vie éternelle, découvrait par la mort de son ami Enkidu que nous sommes tous mortels, et c’est bien par la mort du proche que nous découvrons le deuil. Ricœur définissait les proches comme ceux qui peuvent être témoins de ma mort ou dont je peux être témoin de leurs morts. Et comme ceux qui, même s’ils désapprouvent mes actes ou mes paroles, m’approuvent d’exister.
Ne rien imaginer, laisser les morts avoir été. Alors, quelle est notre représentation de la mort ? Pouvons-nous nous la représenter ? Pouvons-nous vraiment avoir conscience de devoir mourir, pouvons-nous en avoir la représentation ? N’est-il pas proprement impossible de s’imaginer mort ? Ne faut-il pas d’ailleurs se refuser à toute imagination folle de la mort ? Quand Malraux écrit que « les corps glorieux ne sont pas ceux du tombeau », il veut dire que ce qui donne à imaginer ce sont ces corps trans-subjectifs que sont les paroles, les œuvres, les formes, les actes, laissés par les vivants et qui, même anonymes, se transmettent et laissent des traces caressantes ou stylées dans le monde. Mais justement : pouvons-nous ne pas nous représenter nos morts ? Ne pas leur donner de sépulture ? Pouvons-nous laisser la béance de la mort méduser le vivant ? Porter le deuil, c’est à la fois refuser la mort et l’accepter, l’accepter et la refuser, jusqu’au bout. La sépulture, dès les pierres dressées des mégalithes, c’est à la fois la représentation du mort, qui est ainsi signifiée, et son absentéification, sa mise à distance, car il n’est plus dans ce monde. C’est la séparation des morts et des vivants. D’où la gravité des gestes d’Antigone, ensevelissant son frère pour lui donner la paix. Antigone est au service non de la cité, qui ne veut plus voir les morts qu’en peinture, mais des puissances à la fois infernales et divines, des furies de la vengeance et des bontés de la bénédiction, des puissances qui tiennent les portes et les passages de la mort et de la naissance. Mais alors, que dit Jésus à Antigone, lorsqu’il intime à celui qui voulait d’abord ensevelir son père : « Laissez les morts ensevelir leurs morts » (Mt 8 22) ? Est-ce une déconstruction du tragique jusqu’au point où les morts – et même ceux qui se sont entretués – se trouvent enfin ensemble, sans que plus rien ne les « sépare de l’amour de Dieu » (Ro 8 38) ? Est-ce une manière de se tourner vers le Royaume qui vient en laissant être ce qui a été ? Je n’aurai pas ici le mot final de cette belle énigme.
[1] C’est le vieux nom donné aux protestants français.
[2] Dietrich Bonhoeffer, Ethique, Genève Labor et Fides 1965, p.136.
[3] Kierkegaard, La reprise, premières pages.
[4] Rilke, Les élégies à Duino