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Enjeux éthiques de la révolution numérique. Par Olivier Abel.

Préambule sur ce que les vieilles traditions « religieuses » peuvent apporter sur ces questions complètement inédites :

Les traditions « religieuses » ou spirituelles (et pour moi les grandes traditions philosophiques en sont également des formes, issues de l’histoire particulières de l’antiquité grecque et du mélange progressif des traditions gréco-latines et bibliques jusqu’à leur fusion dans l’histoire étonnante de l’Europe moderne) abordent les questions contemporaines avec d’une part des mémoires narratives plus vastes que le présentisme souvent un peu nerveux des opinions contemporaines (ça vient de plus loin, ça ira plus loin), et d’autre part un massif de textes relevant de traditions diverses qui se sont déposées dans des genres « littéraires » divers (rien que dans la « bible » : récits, chroniques, légendes, prescriptions, prophéties, hymnes et psaumes, poèmes et lamentations, chroniques et mythes, textes sapientiaux, lettres, apocalypses etc.).
Par le privilège accordé au quantifiable, à ce qui circule vite, le numérique fait oublier l’art et l’importance du raconter (mais aussi du recommander, du plaindre, du célébrer, etc), irréductible au nombre des vues ou des tweets, et même à la digitalisation des formats narratifs stéréotypés. Aujourd’hui, en dehors des usages purement pratiques, on voit comment la vidéo-sphère et l’ensemble des réseaux favorisent et priorisent la diffusion soit des grandes émotions négatives, la haine, la peur, l’insulte, la colère, soit de tout ce qui est comique, sarcastique ou fun. Les autres modes d’expression sont laminés, et cela déforme et aplatit considérablement la variété des expressions humaines.
Lorsque le digital aura pu s’élargir à l’amplitude mémorielle des « humanités », et à la diversité « classique » des usages, des formes de langage et de vie, il sera vraiment « habité » et ne posera plus de problèmes. Les problèmes contemporains viennent probablement du caractère inédit et extrêmement rapide des mutations en cours, et du fait que ces usages du numérique ne se sont pas encore déposés en genres distincts avec leurs « pactes d’usages », leurs règles, leurs limites. On est encore dans la course à l’immédiat, au toujours plus direct.

I. Ampleur du phénomène

Notre monde est en pleine transformation, avec la profonde refiguration par la révolution numérique, l’I.A. et les algorithmes, de nos formes d’organisations économiques, mais aussi politiques, et finalement culturelles et civilisationnelles.

Notamment ces innovations technologiques permettent de « simuler » (le trafic routier, la propagation d’une maladie, les évolutions d’un écosystème, la météo), de « piloter » (des trains ou des automobiles, des équipements de maison, de loisir, etc), de « suggérer ou recommander » (des marchandises, des livres, des musiques, des voyages, etc), et même de singulariser, de « personnaliser » (par exemple le diagnostic d’un appareil médical).

Ce qui apparaît donc, et dont on n’a pas encore mesuré les implications, ce sont des « machines » ou des « applications » capables d’apprentissages, d’habitudes, de singularité et non plus seulement de régularité et de généralités : elles ont et auront de plus en plus une capacité stylistique à singulariser ce qu’elles produisent ou effectuent.

Le WEB et l’ensemble des réseaux sociaux, appuyés sur le déploiement des téléphones portables, forment aussi un espace d’action (agir, donner, prendre) et de passion (subir, recevoir, perdre), avec des relations, des proximités, des distances, des mouvements de rapprochement ou d’éloignement, etc. Ce n’est pas seulement une ouverture dans un monde fictif parallèle irréel, sinon les questions éthiques et morales y seraient tout simplement mises entre parenthèses : cela ré-ouvre au contraire un rapport au réel d’autant plus puissant que sélectif, discret (discontinu), et c’est cela qui génère des nouvelles questions éthiques, morales, politiques.

Les mutations numériques en cours bouleversent les formes et le sens du travail parmi les activités humaines, et les modes de loisir, elles bouleversent notre vie pratique, et affectent jusqu’aux formes de nos liens les plus proches, elles ébranlent nos sociétés, pour le meilleur et pour le pire.

II. Ethique du numérique

Commençons par le meilleur. Selon le philosophe Paul Ricœur, en effet, l’éthique dit l’intention, la visée d’un bon, qui est première et qu’il faut commencer par comprendre et décrire, avant de mesurer l’écart entre la visée et les résultats — même pour comprendre et critiquer les effets négatifs il faut comprendre l’intention positive qui anime (ou qui fait l’ « esprit » de) ce dont on parle.

1/ Nos sociétés sont mises en mouvement par les nouveaux usages des savoirs cumulés (la « mémoire » numérique est actuellement en capacité d’engranger, d’accumuler, on pourrait dire de « sauver » ou de sauvegarder, des données inimaginables). La vitesse de recherche dans ces masses d’informations libère des tâtonnements, des butinages qui fertilisent les champs les plus éloignés par des connexions légères et inédites, dont certaines sont évidemment promises à de grands développements. Ces navigations butineuses (flibuste) créent des chemins, ouvrent des possibles à d’autres usages ultérieurs.

2/ L’espace numérique, avec la pluralité des réseaux sociaux, est un espace horizontal : on s’y lie et s’y délie librement. La forme de lien social qui s’y déploie est celle du pacte, de la libre alliance. C’est aussi la multiplication des chances données à chacun de se présenter et de se déployer sous divers profils, sur diverses scènes virtuelles, et par là de montrer qui il est — c’est selon Hannah Arendt l’âme de toute parole et de toute action humaines. Quand on voit l’énergie qui est mise, la part de budget, et surtout l’investissement en temps qui est concédé pour toutes ces communications et navigations, et avant tout le temps passé sur les portables, on voit combien les humains sont davantage « faits » pour communiquer entre eux que pour travailler et agir sur les choses.

3/ Dans la mesure où toute navigation trace un chemin, s’appuie sur des traces et en laisse, comme toute écriture, le monde numérique ou digital manifeste avant tout la dialectique entre l’innovation singulière, le cas inédit, l’écart novateur, et la sédimentation par de nombreux passages réguliers, d’une règle ainsi générée et dès lors « référencée », sinon instituée, par ces cas initialement inédits, et que d’autres dès lors pourront suivre. S’il n’y avait que des écarts inédits ou que des répétitions redondantes, il n’y aurait au fond plus de communication, on serait avant la langue ou dans une langue morte. Le numérique rend d’ailleurs ainsi visible l’immense accumulation anonyme de petites inventions sur laquelle s’appuie toute prétention à être « auteur », ou à revendiquer des droits d’auteur.

4/ L’IA et les applications numériques des appareils nomades ouvrent la possibilité d’augmenter une sensibilité planétaire à la hauteur de notre agir mondialisé. En effet c’est bien tout le problème contemporain, que nous pouvons faire ce que ce que nous ne pouvons pas savoir, comprendre ni même sentir. L’asymétrie ancienne entre le développement technique qui décuple nos capacités d’agir sur le monde et la stagnation morale qui limite notre sensibilité à la sphère de ce qui nous est proche est cependant aujourd’hui bousculée, sinon bouleversée par cette révolution. Cela nous donne le sentiment d’être dépassés, submergés d’informations, et le risque est alors de nous insensibiliser, mais si nous parvenons à établir de manière délibérée des filtres qui hiérarchisent ces flux, se sont de véritables prothèses de la perception qui viendront contrebalancer les prothèses de l’action dont nous sommes déjà munis.

Ces diverses pistes, parmi d’autres, montrent l’importance de proposer une éthique du numérique, dans ses visées heureuses, souhaitables, désirables, et dans la hiérarchie (toujours révisable) de ces visées.

III. Règles morales et juridiques du numérique

Mais en voulant le bien on peut faire le mal, et parmi les effets de la révolution numérique on trouve aussi le pire. C’est bien pourquoi il faut des règles morales (au plan personnel) et juridiques (au plan sociétal et politique) pour limiter les méfaits de ces effets non voulus, et les abus de ces usages maléfiques. La forme générale de la règle morale est de ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous soit fait, mais globalement il s’agit d’arrêter le mal, de limiter la casse.

1/ La numérisation favorise le quantitatif, l’informationnel, le neuronal même, au détriment des corps, de la corporéité dans ce qu’elle a d’insubstituable, d’incapable d’ubiquité, de fragile et de périssable. C’est ce qui donne le sentiment que ce qu’il y a de corporel, de fragile, de périssable (c’est à dire d’humain !) dans l’humain est superflu. Dans une « noosphère » (neuro-numérique) accomplie, les humains seront superflus ! Il ne resterait que des cerveaux branchés, mais sans corps, sans mains ni pieds. Comme les valeurs numériques sont seulement différentielles, la révolution numérique déforme la perception des choses : elle fait croire que tout est substituable, convertible, transférable, duplicable et cumulable, que la carte peut remplacer le territoire. Mais ces immenses mémoires et réserves virtuelles ont quand même en dernière instance des supports physiques, et donc fragiles.

2/ La cité connexionniste (montre moi ton vrai carnet d’adresses et je te dirai qui tu es), aussi libre soit-elle, est très inégalitaire, et multiplie les occasions de l’envie, de la jalousie, du mépris et de l’humiliation. L’humiliation, qui s’attaque à l’expression des humains parlants, pour les montrer malgré eux ou au contraire les faire taire et les éliminer de l’espace commun, est au cœur de ce qui ruine le lien social. Elle est finalement plus grave dans ses effets que la violence physique et que l’injustice économique. Les nouvelles générations grandissent avec une grande inconscience de ce qu’ils perdent avec la perte de la distinction traditionnelle entre la sphère privée et la sphère publique : pour accéder à tout ils se rendent accessibles à tout, quand ils ne se créent pas des avatars exhibitionnistes et voyeurs. Nous avons majoré le consentement, en en faisant le mot magique qui permet tout, mais la croyance que tout est choix et option peut conduire à l’enfer. Si la double protection de la sphère publique à l’égard des intérêts privés et de la sphère privée à l’égard du regard public est abolie, cela contribue à générer un monde de comparaison perpétuelle et de ressentiment, qui affecte tout autant la vie morale que la vie politique.

3/ Le monde des réseaux ne cesse de renforcer les liens choisis, la ressemblance ou la redondance des milieux qui ne rencontrent plus qu’eux-mêmes. D’où le désir d’entre soi, de « gated communities », la méfiance à l’égard de l’anonyme, de l’inconnu, de l’étranger. On est in ou out, intégré ou exclu. Même les religions, où jadis se côtoyaient des milieux différents qui y faisaient l’apprentissage de la mixité sociale, s’encapsulent aujourd’hui dans des milieux où tous partagent la même « vérité », les mêmes codes, les mêmes formes de vie, et se protègent des autres. Ainsi les algorithmes et la révolution numérique, les réseaux sociaux renforcent-ils la tendance mafieuse de nos sociétés, qui se défont après avoir été non pas seulement dérégulées mais désinstituées. Dans cette société « connexionniste » de liens choisis, que décrivaient déjà Eve Chiapello et Luc Boltanski dans Le nouvel esprit du capitalisme, on peut dire que se reconstituent des liens archaïques de reconnaissance qui manquent dans une société marchande froide et impersonnelle. La prolifération ultramoderne des liens mafieux se loge dans l’écart entre la rétribution et la reconnaissance, entre la platitude des échanges marchands et le besoin de ces échanges symboliques et cérémoniaux qui font la reconnaissance humaine. La montée des mafias dans une société de clients-amis, passant des pactes provisoires, et surfant sur l’océan déterritorialisé de la mondialisation, n’est donc pas surprenante. Et elle semble promise à de beaux jours.

Face à tous ces processus, il est urgent de penser ensemble les règles morales et juridiques du numérique. Leur fonction globale sera de protéger les plus vulnérables, et aussi ce qu’il y a en chacun de vulnérable. Il ne s’agit pas d’interdire en renforçant les « tentations », mais de les dé-diviniser pour les dé-diaboliser, pour les ramener aux limites soutenables de la vie ordinaire. C’est pourquoi dans toutes ces questions il ne faut pas parler, juger et normer trop vite : il faut d’abord écouter les acteurs, les usagers, comprendre d’où vient le mal ; la plainte véritable met parfois du temps à se frayer un chemin.

IV. Sagesse pratique

Comme Ricœur, au niveau de la visée éthique, et à celui de la règle morale, j’ajouterai volontiers un troisième niveau, celui de la sagesse pratique. C’est que bien souvent, dans la vie, on n’a pas affaire au bien ou au mal, mais à des mixtes complexes, et que le jugement en situation, tiraillé entre des appels ou des principes aussi impérieux et pressants les uns que les autres, peine à tracer des règles universelles. Reste alors une prudence, une confiance dans le bon sens, mais un bon sens issu de l’expérience, et parfois généré au terme de conflits.

1/ Nous nous appuyons sur les algorithmes et la gigantesque mémoire numérique (relire déjà ce que disait Platon dans Le Phèdre sur le fait que l’écriture, prothèse de la mémoire, allait faire perdre aux humains leur mémoire vive) avec trop de confiance, nous leur déléguons des responsabilités gigantesques, et nous nous déresponsabilisons d’autant. Peut-être faut-il par exemple responsabiliser davantage les usages : nous sommes libres mais nous laissons des traces, et peut-être faut-il que celui qui utilise des informations laissées par d’autres laisse lui-même une trace de son usage ? Si l’on pouvait retrouver la trace de tous ceux qui ont eu accès à des informations sur nous-mêmes, cela limiterait sans doute des abus possibles. On devrait d’ailleurs toujours finaliser un usage, recouper l’exactitude des données, limiter la conservation des données sur un tiers ou lui permettre de les masquer, etc. Tout cela ce sont des exemples de la prudence, d’une responsabilité prudentielle.

2/ Ce qui est difficile à mener ensemble, c’est à la fois la constitution de biens numériques communs, d’accès libre, dans une logique collective de service public (contre l’appropriation privée), et le respect des libertés individuelles, des confidentialités (contre l’usage abusif des big data). Le juste demande à la fois toujours plus de repartage des biens communs, et toujours plus d’ajustement à la singularité de chacun.

3/ Pour toutes les institutions, et les entreprises, surtout les grandes entreprises du numérique, des grands média et de la communication sont de telles institutions, les progrès scientifiques décuplés par les big data sont l’occasion de savoir ou de croire savoir sur chacun des choses jusque là cachées à tous, y compris au sujet lui-même. Par exemple les risques de telle ou telle maladie génétique, le potentiel « neuronal » (jadis le QI, bientôt remplacé par des diagnostics beaucoup plus puissants), etc, peuvent intéresser les employeurs, les assureurs, mais aussi les hôpitaux, les prisons, les écoles et les universités, la sécurité sociale, etc. Face à cela il est impératif de respecter un « voile d’ignorance ». Ce voile d’ignorance ne peut pas être déchiré sans que l’on entre dans une société totalitaire, où l’humain enfin malléable pourra être refait eugéniquement pour un jour enfin quitter sa condition terrestre. Et que ce n’est pas parce que maintenant on sait que le voile d’ignorance se déchire, au contraire : plus on sait, et plus il nous faut décider et instituer des procédures qui donnent à chaque être toutes ses chances, sous voile d’ignorance. Ce n’est pas seulement la charité qui le demande, mais la règle la plus élémentaire de la justice. Car ce voile, cet écran derrière chaque être peut s’abriter, n’est pas d’ordre scientifique : c’est un choix politique fondamental.

4/ Un des problèmes majeurs du monde numérique, couplé à son accessibilité de plus en plus aisée (ordinateurs, tablettes, portables), c’est l’addiction ainsi générée. En quelques années, ce qui nous paraissait ridicule (des gens qui parlent tout seul n’importe où) est devenu la norme. Chacun se promène en tenant devant soi son précieux petit boulet, dont il ne se sépare jamais. La jeunesse mondiale en est captive, par une terrible et coûteuse « servitude volontaire ». Il devient d’autant plus difficile de s’en désintoxiquer que dans nos sociétés tout marche avec le téléphone portable. Comme le notait une fille de la route, « aujourd’hui dans les gares et partout, la wifi est gratuite et les toilettes sont payantes ». Le rapport au monde, au temps, aux autres, en est profondément affecté, et parfois altéré de manière dramatique. La prudence serait de favoriser et d’instituer, à toutes les échelles du temps, et depuis la sphère la plus privée jusqu’à la plus publique, des espaces et des temps de retrait, de suspension, de shabbat. L’éthique du numérique suppose pour chacun et pour tous de trouver ces rythmes, d’intégrer les usages du numérique dans les limites du raisonnable et dans les rythmes de la vie commune.

Lionel Degouy est né en 1969 à Neuilly. Après des études de théologie à la Faculté protestante de Paris, divers engagements syndicaux et religieux, et des expériences monastiques en divers lieux, il s'installe à Montpellier. Sa vie est rythmée entre le retrait dans la lecture et la méditation, et l’activité d’écriture pour des publications diverses.