Ils s’emparent de l’époque. Par Stéphanie Vovor.
Au début je regardais les informations à la télé, les chaines où ils passent en boucle toutes les actualités bien absurdes de France et du monde, enfin surtout de France, et ça me calmait, ça me faisait comme une berceuse.
Si l’on se concentre bien comme il faut, la voix du présentateur devient un long chant ronronnant et atone, les images se changent en amas de couleurs, ce sont des successions de taches nébuleuses qui affluent dans la tête, elles en perdent leur sens.
On se sent tout comme étourdi, on ne pense plus à rien.
Mais petit à petit est arrivée comme une infime résistance, petit à petit ce n’était plus possible de rester focalisée sur la cadence, petit à petit les phrases sont revenues.
Lors des émissions de débats, je me suis mise à ne plus entendre les notes mais les syllabes, progressivement les sons se sont changés en mots.
Avant je me souviens ça faisait batoufsh gukqano jpm kpriespta crij mm ddifnzeu ôjtzpnue hy cha qosleuef r edrnb puis c’est devenu sans prévenir mais pourquoi dqfeq supprime-t-on l’ISF, defzerf iohi ce zaefz les qefa riches qui polluent le plus aezjnf aeuiunp pudh un yacht dzf en une semaine conseomme autant qu’un français en 28 ans, en 2022 les géants du pétrole ont engrangé plus de 200 milliards de profits tandis que 15 % des français vivent sous le seuil de pauvreté
Je faisais des efforts pour repousser ces discours,
mais il y’ eu soudain beaucoup de orange sur les chaines,
des tas de nuances fascinantes et terribles,
des flammes jaillissantes qui se sont transformées en incendies puis en voitures panneaux-grilles-façades-brûlées
et les voix disaient :
c’est indécent
ils profanent
ils s’approprient les symboles
ils s’emparent de l’époque
ils installent du désordre
ils sont la poussière sous le tapis
ils sont le doigt dans le pot de confiture
ils sont les enfants de divorcés
ils sont la culotte qui rentre dans les fesses
ils sont le Destop renversé sur le carrelage
ils sont la sueur à l’arrière des genoux
ils sont les corps qui remontent à la surface
ils sont la rumeur qui s’immisce dans les os
ils sont si familiers qu’ils en deviennent étranges
ils sont la lassitude à ciel ouvert
ils sont les nouvelles marges de manœuvre
ils sont les mondes oniriques ruminant des souvenirs
ils sont l’infini défilé du désamusement
ils sont les batailles inégales et insensées
ils sont les royaumes non atteints des héroïnes oubliées
ils sont les lumineuses déclinaisons de nos échecs
ils ne sont pas définis par ce qui nous vient facilement
ils sont ceux qui se trompent peut-être mais n’ont pas tort
ils sont le soulagement des cœurs dans les terminaisons nerveuses
ils sont moins poétiques que dans les romans
ils sont la chaine des bas instincts qui s’achève
ils sont la fureur de dire
ils sont cette promesse que l’on regrette
ils sont la littérature dans l’estomac
ils sont la seconde d’une intensité folle
ils sont les histoires inventées pour oublier la merde
ils sont la possibilité d’une éventuelle’