
Et si nous essayions encore une fois de redéplier tout le jeu, sur tous les jeux ? Notre monde, les vivants et l’univers, mais aussi nos moindres existences, et finalement nos sociétés humaines toutes entières, sont tissés d’échanges, de conversations en tous sens. Nous ne cessons de recevoir et de donner, et de tenir l’intervalle entre ce que nous sentons et ce que nous faisons, entre ce que nous subissons et ce que nous agissons, entre ce que nous trouvons et ce que nous laissons. Commençons par le monde.
La différence entre ce que les êtres reçoivent et ce qu’ils donnent constitue d’abord leur temporalité. Une bille d’acier rend le choc qu’elle reçoit en différant déjà un peu, assez peu. Les lichens interprètent beaucoup plus les éléments reçus, qu’ils savent transformer avec une tenace élégance. Il est peu probable qu’un tigre réagisse à un coup de pied ou aux embruns comme une bille d’acier ou un lichen. Chaque être ainsi a sa longueur d’onde, son profil temporel spécifique, caractérisé par sa manière de différer. Et les êtres qui diffèrent dans le temps diffèrent ainsi entre eux, répondant diversement à ce qui leur est donné.
Au départ il y a peu d’écart entre la sensibilité et l’agentivité. Mais plus les êtres sont complexes, et plus ils diffèrent en intelligence et en puissance, entre leur capacité de recevoir et leur capacité d’agir. Et d’ailleurs ils peuvent trop sentir et comprendre par rapport à leur capacité d’agir, ou être trop puissants par rapport à leur capacité de comprendre ce qu’ils font.
Tous les êtres qui désirent être comportent un désir de différer, et un point à partir duquel ils touchent leurs limites, cessent de différer, ne veulent plus que revenir au même. Le jeu entre ce désir et ce retrait règle leurs vies et variations. Plus il y a « différer » plus il y a monde : l’augmentation des écarts et intervalles entre les êtres est une augmentation du monde, car elle multiplie les points de vue sur le monde. Et la manière de répondre, de rendre grâce de ce qui lui est donné, fait que chaque être se distingue des autres et s’en écarte. C’est ainsi que nous différons ensemble, car nous ne pouvons être ensemble qu’en différant les uns des autres, et nous ne pouvons pas différer tout seuls.
Approfondissons maintenant ce jeu dans les quatre temps de nos existences : il s’agit de recevoir mais aussi de prendre, de donner mais aussi de perdre. Recevoir est passif mais prendre est actif, donner est actif mais perdre est passif. Jouant de l’un à l’autre, nous nous découvrons nous-mêmes toujours déjà reçus, mis au monde, et cette gratitude est initiale. Il est des êtres si réceptifs que chaque circonstance pour eux donne à comprendre une immensité de choses. Il en est d’autres parfois si incapables de recevoir, que nul lever du soleil ne leur apportera rien de neuf. Recevoir, c’est aussi la faculté de partager les plaisirs et perceptions des autres. Dans le même temps, on n’est pas forcé de recevoir, et c’est le début de la liberté. Que serait une joie à laquelle on serait forcé ?
Mais un pur recevoir est impossible : on ne reçoit que ce qu’on peut prendre. Car nous ne savons pas recevoir sans prendre, sans « capter » : la lumière, les nourritures, les perceptions. Prendre c’est aussi apprendre et comprendre. Le courage de prendre c’est celui de manger, de prendre part au monde, de désirer, de contracter des dettes ou des alliances. Les êtres commencent dans l’existence par une incroyable énergie de l’emprise, où l’on prend tout comme une providence, une chance : et parfois aussi sans que cela nous soit offert — je ne veux pas qu’on me donne, je veux prendre ! Pendant des millénaires, les sociétés de cueillette et de chasse ont fait des humains des butineurs, des flibustiers. Mais c’est justement ici le commencement oublié de notre humaine culture : il faut savoir ne pas prendre. Une pensée de la prise doit savoir tout ce qui échappe à la prise, et sur quoi jamais nous ne refermerons les mains. Il faut savoir prélever avec discernement, ne pas tout prendre, laisser pour les autres, ou pour une autre fois.
Mais il vient un moment où nous ne recevons et prenons que pour donner.
Donner c’est d’abord rendre, donner en retour, plus tard, autre chose que ce qui nous avait été donné. Donner c’est différer, transformer tout ce que l’on a reçu. Mais donner c’est aussi prodiguer, et c’est au bout du compte oublier ce qu’on a donné, et à qui on l’a donné. On peut donner plus qu’on a pris et reçu ! Plus on donne et plus on a. Donner c’est montrer que l’on a eu un estomac assez solide pour digérer tout ce qui nous a été donné. On est saturé de connaissances, de désirs, d’expériences. On a butiné, on déborde, il est temps de se dépenser, de décliner. Le déclin est ici, comme tout don, une manifestation de la puissance généreuse. De toute façon, on reçoit, en surplus d’énergie solaire, bien trop pour réinvestir ce que l’on a accumulé dans une croissance qui finit toujours par être illusoire.
C’est bien beau de donner, mais parfois il faut seulement accepter de perdre. D’avoir perdu. Du temps, des efforts, des désirs, des pensées. Il vaut mieux tout donner, à temps, plutôt que de tout perdre. Renoncer à tout sauvegarder, et approuver la perte. La pensée de la perte se dépouille, et touche ici au pardon, à la faculté de donner sans retour, sans chercher de rétribution, sans rien regretter. Mais le pire du regret n’est pas le malheur qui ne passe pas, ce sont les promesses de bonheur non accomplies qui retombent, et il faudrait pouvoir se délivrer des bonheurs perdus eux-mêmes. Il n’est rien de plus malheureux que de vouloir garder, retenir, agripper ce qui nous a été offert.
Venons-en pour finir à la forme prise par ces échanges dans nos sociétés, où il nous faudrait mieux distinguer et instituer trois registres bien différents. Le premier est celui de la rétribution, qui mesure notamment le monde du travail, mais aussi celui de la consommation, celui du salaire et celui des punitions, et sans doute encore quelques autres aspects du monde de la vie : c’est le circuit le plus bref, le plus court, celui de l’échange par rétribution et réciprocité rapide, selon une logique d’équivalence entre le donné et le reçu. C’est celui qui est le plus facile à mesurer, à réguler. Il ne faut pas le mépriser, c’est un socle essentiel à la stabilisation permanente de nos échanges. Mais quand il n’y a plus que lui, il accélère jusqu’à la guerre. C’est le temps court de l’économie.
Le second registre est celui de la reconnaissance, du « don mutuel cérémonial ». Il est largement écrasé dans le monde contemporain. Ici, le don et le contre-don restent dans un circuit de mutualité, mais avec des asymétries qui échappent à la pure logique de l’équivalence immédiate. C’est le niveau médian d’un circuit plus lent, car la reconnaissance demande et prend du temps. C’est le temps long de nos institutions, celui de la durée, c’est celui de toutes les œuvres plus durables que nos vies éphémères, et qui forment leur demeure, leur cohabitation, leur hospitalité mutuelle, le théâtre de leur vivre ensemble. Il ne faut pas croire que ce circuit soit archaïque, ni qu’il soit effectif seulement dans nos rapports avec les proches : il correspond à un besoin constant, à l’œuvre dans toutes les organisations humaines. C’est le temps long du politique.
Le troisième et dernier registre serait celui du circuit le plus infini, le plus ouvert, le plus oublié aujourd’hui, peut-être le plus important. C’est celui du don universel, de l’endettement mutuel infini et incommensurable, celui de la gratitude. Il ne semble constitué que par du recevoir et du donner, du prendre et du perdre purs, à la limite de l’ingratitude, tant ils sont oublieux de tout retour. On ne peut pas passer son temps à dire merci ! Il apparaît chaque fois que nous préférons faire des choses ensemble, quoi que ce soit, plutôt que de vaquer à nos affaires ou même de construire nos demeures. C’est celui du bien commun, des communs, du gratuit, au sens où l’on ne compte plus, c’est aussi celui du don par amour ou pour rien, pour le plaisir. C’est celui de toutes les activités les plus proprement humaines, celles de l’amour et de l’amitié, celles de l’inspiration religieuse ou artistique, celles de l’émerveillement scientifique. C’est encore celui de la conversation pure, ce monde des paroles et des actions par lesquelles nous interprétons et donnons forme à nos existences — et ces formes sont nos cultures, pour quoi nous donnerions tout. C’est le temps éternel du cultuel.
Ces trois registres doivent coexister et s’équilibrer, sans que l’un ne prétende absorber ni éliminer les autres, car nous avons besoin du plein dépli des trois.